L’ordre international a connu une mutation qualitative au cours des deux dernière décennies. Un nouveau discours s’est d’ailleurs hissé au devant de la théorie des relations internationales. Il met l’accent sur un environnement mondial en évolution rapide et se caractérise par la confluence toujours plus grande de défis d’envergure planétaire.
Ces défis, qu’il s’agisse de la pauvreté et de la sous-alimentation généralisées, de la crise financière et économique, des effets des changements climatiques, de l’insécurité humaine, du crime organisé ou du trafic des drogues, pour n’en citer qu’une poignée, sont inextricablement liés. Les nouvelles technologies et la révolution des transports exercent en outre une profonde influence sur ces liens, portant ainsi à des niveaux jamais atteints le sentiment d’interconnectivité au sein de la communauté humaine. Cette interconnectivité s’accorde mal avec le caractère hautement compartimenté de notre mode traditionnel de pensée et d’organisation. Une approche holistique s’impose pour répondre adéquatement au défis mondiaux qui se font jour.
Mégatendances
Les mégatendances importantes qui se profilent dans le paysage politique, économique et social actuel relèvent d’au moins cinq grands domaines :
- Les échecs du cadre réglementaire financier et économique ;
- Le défaut de solutions décisives à la question des changements climatiques, aggravé par l’expansion mondiale des sociétés à orientation consumériste ;
- La transformation du concept traditionnel de maintien de la paix ;
- Les tendances démographiques, la mobilité accrue et ses effets sur l’identité ;
- Le pouvoir des nouvelles technologies de transformer nos modes de vie et nos systèmes de valeurs.
Premièrement, les crises financières mondiales ont provoqué un regain d’intérêt pour la nécessité d’améliorer les systèmes mondiaux de gouvernance économique et financière. La mondialisation, qui a suivi la voie de l’idéologie de marché et de la dérégulation financière, a conduit à la croissance des inégalités, de la spéculation financière et des structures économiques où le secteur financier domine l’économie réelle au lieu d’en assurer les besoins.
L’impact de 30 années de libéralisation économique s’est avéré largement négatif. La première décennie du XXIe siècle s’annonçait pourtant réussie en raison des taux de croissance enregistrés par le monde en développement, tandis que les OMD[1] semblaient devoir mitiger l’impact des marchés déréglementés sur les politiques sociales, et stimuler le programme de développement ainsi que les efforts visant à réduire la pauvreté. Nombreux sont cependant les OMD pour lesquels le monde accuse encore des retards, malgré les progrès sensibles réalisés dans de nombreux pays. Dans le sillage de la crise, les inégalités et le chômage croissants sont des préoccupations qui sont venues s’inscrire dans le processus mondial de remise en question du modèle économique dominant, en faveur d’une plus grande présence de l’État dans la sphère économique et de la mise en œuvre de politiques nationales et publiques plus énergiques. C’est en septembre prochain, au milieu de ces perspectives négatives, que seront adoptés les ODD[2].
Deuxièmement, les changements climatiques, la perte de biodiversité et la dégradation de l’environnement sont étroitement liés au développement économique et social. En effet, le modèle économique prédominant ayant été remis en question, la nécessité d’assortir sans tarder la pensée économique et la mesure des résultats économiques de considérations environnementales et sociales apparaît de plus en plus clairement. L’engagement politique des gouvernements est crucial pour réaliser des progrès dans les négociations relatives aux changements climatiques. Toute solution politique doit toutefois se traduire par des mesures spécifiques et efficaces visant à promouvoir une croissance véritablement durable.
La croissance exponentielle du consumérisme est actuellement stimulée par les aspirations de plus en plus ambitieuses des classes supérieures et moyennes des pays riches, ainsi que par la demande croissante des classes moyennes émergentes des pays en développement, alors que les inégalités continuent de croître, et qu’une part importante de la population mondiale vit dans la pauvreté. Notre véritable ambition devrait donc être de créer des incitations à la transformation profonde des habitudes de consommation et des mentalités. L’éducation aura un rôle important à jouer à cet égard.
Troisièmement, le travail de l’ONU dans le domaine du maintien de la paix a fait l’objet d’une attention croissante et de sérieuses critiques dans les années 90, avec la fin de la guerre froide et l’éclatement d’un grand nombre de conflits en Afrique, mais aussi en Europe et dans d’autres continents. La situation a encore changé depuis, et une nouvelle vision est requise. Par rapport à la décennie précédente, nous assistons à l’apparition d’un nouveau type de conflit. De situations conflictuelles qui ne menacent pas nécessairement la souveraineté nationale d’un État.
Le paysage actuel se caractérise en effet par une variété de manifestations d’instabilité politique et de conflits de faible intensité : violence politique et coups d’État, conflits touchant aux ressources naturelles, criminalité exacerbée, terrorisme, actions menées par des acteurs non étatiques contre des systèmes de gouvernance, séparatisme. La majorité des conflits sont internes et politisés, souvent inextricablement liés à diverses activités criminelles telles que le trafic des drogues, le trafic des personnes, le blanchiment d’argent, la criminalité financière et l’utilisation d’armes. Les acteurs eux-mêmes ont changé, et leurs actions ne sont plus prévisibles : ils tiennent souvent un discours narratif mondial débouchant sur des tentatives d’idéologie planétaire.
Le concept de maintien de la paix a évolué. Il est passé du modèle traditionnel consistant à imposer un cessez-le-feu à deux États belligérants à une pluralité d’activités recouvrant la protection des civils, le soutien aux initiatives de réconciliation lancées par les gouvernements et la lutte contre le crime organisé. On attend en outre des opérations de maintien de la paix de l’ONU qu’elles contribuent adéquatement au développement des capacités nationales dans les domaines de l’administration publique, de l’État de droit et de la sécurité. Cette évolution, doublée de celle du cadre normatif international, est une occasion à saisir pour promouvoir la paix, la justice et les droits de l’homme. La prévention des conflits doit devenir une des priorités du programme de développement et s’étendre à des mesures structurelles plus profondes visant à résoudre les failles politiques, sociales et économiques.
Quatrièmement, la géographie démographique change rapidement. La population mondiale a dépassé les 7 milliards de personnes, et devrait atteindre les 9,6 milliards d’ici à 2050, le gros de cette croissance provenant des pays moins développés et des populations urbaines les plus pauvres. Actuellement, 60 % des habitants de la planète vivent en Asie, et 15 % en Afrique. En 2100, 4,6 milliards de personnes vivront en Asie et 3,6 milliards en Afrique. Plus de la moitié de la population mondiale est urbaine, une proportion qui devrait atteindre 69 % d’ici à 2050. La croissance prévue de la population africaine est telle que l’Afrique est appelée à devenir le continent le plus peuplé après l’Asie. Ces phénomènes ne sont pas sans rapport avec l’accroissement de la mobilité. La migration a transformé le tissu ethnique et le caractère monolithique des sociétés d’accueil, et donné lieu à l’apparition de transmigrants aux identités multiples. Dans ce domaine, il est urgent de créer un solide cadre international de gouvernance migratoire afin d’augmenter les bienfaits de la migration pour le développement et de sauvegarder les droits des migrants.
Cinquièmement, l’expansion des TIC[3]ouvre des possibilités sans précédent pour connecter les gens et diffuser l’information. Elle rend les populations encore plus conscientes et préoccupées de ce qui se passe à travers le monde, et des questions multilatérales en général. Par l’accès plus large des populations aux moyens d’information et de communication, elle a déjà conduit à un développement considérable de la participation sociale et de la mobilisation civique. Les TIC transforment qualitativement nos perceptions et nos systèmes de communication, de gouvernance et de négociation. Une réflexion s’impose sur une meilleure exploitation des possibilités offertes par ces technologies pour promouvoir une gouvernance plus inclusive et une méthodologie de négociation plus efficace.
Les nouveaux défis du multilatéralisme
Le caractère mondial et interconnecté des défis du XXIe siècle appelle des solutions qui transcendent les frontières nationales. Il faut pour cela que le multilatéralisme fasse peau neuve en adoptant une approche intégrée qui s’écarte de la tradition des regroupements thématiques et du traitement cloisonné des problèmes, en faisant sien le concept de biens publics mondiaux, et en favorisant la mise à contribution efficace de partenariats réunissant une multiplicité de parties prenantes étatiques et non étatiques. La notion même de souveraineté est bousculée par ces multiples crises, et le multilatéralisme renouvelé doit avant tout donner lieu à des structures de gouvernance mondiale efficaces et équitables.
Nous assistons à un blocage mondial dans les négociations multilatérales et dans la compréhension des solutions aux différents types de crises. Il y a de nombreux exemples de négociations multilatérales n’ayant pas produit les résultats escomptés dans des domaines cruciaux, comme le cycle de négociations de Doha. Ce blocage généralisé résulte du décalage entre les formes actuelles d’organisation de la vie internationale axées sur la notion d’État, d’une part, et les tendances cruciales qui façonnent la société mondiale d’aujourd’hui, d’autre part.
Les nouveaux défis du multilatéralisme se manifestent dans trois grands domaines : les concepts, les méthodes et les institutions. D’abord, les concepts se font instables, érodés qu’ils sont par les problèmes d’envergure mondiale dont la résolution passe outre les frontières nationales. C’est ainsi que la souveraineté nationale subit les assauts des préoccupations relatives aux droits de l’homme, des décisions de justice pénale internationale, des problèmes environnementaux et des questions sanitaires. Nous avons atteint un niveau critique en ce qui concerne le droit public international (les conventions internationales s’étant multipliées aux cours des quelques dernières décennies).
Ensuite, les méthodes et techniques de négociation existantes ne s’accordent pas avec la complexité de la société moderne. D’une part, les approches inspirées de la technologie de l’information, comme le principe du logiciel libre, pourraient mieux convenir aux défis modernes en matière d’organisation, de contribution, de négociation et de prise de décision, et l’expérience des communautés scientifiques et techniques en matière de négociation pourrait fournir des enseignements utiles quant à la résolution de questions qui ne sont pas purement politiques. D’autre part, le recours à des approches sectorielles va à rebours de concepts intrinsèquement transversaux tels que le développement durable.
Enfin, les institutions existantes ne reflètent pas le rôle croissant du régionalisme et l’équilibre changeant des pouvoirs. Le processus de réforme du Conseil de sécurité en est toujours, après quelques décennies, au stade des discussions. En dépit de progrès récents, le droit de vote des économies émergentes et africaines continue de poser problème au sein du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. L’émergence rapide de nouveaux acteurs mondiaux comme les pays du groupe BRICS[4] a de profondes implications pour les négociations et la gouvernance internationale. Les puissances émergentes se constituent des alliances et adoptent des positions communes dans diverses tribunes internationales. Les pays africains réalisent de plus en plus qu’ils sont mieux à même de défendre leurs intérêts s’ils parlent d’une seule voix.
Le système de gouvernance internationale est dépassé, tant par la façon dont le pouvoir est réparti entre les États que par la nature essentiellement étatique du système. Les tensions qui en résultent conduisent à un blocage substantiel dans tous les grands domaines de négociation.
Le multilatéralisme est effectivement plus complexe aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été.
Cet article a été publié en anglais dans le numéro de mars 2015 du magazine UN Special consacré à 65 ans de multilatéralisme.
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