Les Africains sont-ils prêts pour leur avenir?

Il y a quelques semaines, alors que je me rendais de Dire Dawa à Harar, ville historique de l’est de l’Éthiopie, j’ai vu un minibus sur la vitre arrière duquel était inscrit un message qui m’a intrigué; il disait ceci : « Si vous ne voyez pas mes rétroviseurs, je ne peux pas vous voir ». Ce message amusant m’a fait longuement réfléchir, et je me suis rendu compte qu’il constituait une merveilleuse métaphore du moment que notre continent vit actuellement.

Jour après jour, nous nous efforçons de limiter l’effet de toute mauvaise nouvelle susceptible de perturber un nouveau récit légitime qui réaffirmera l’Afrique nouvelle. Face au scepticisme de tant de faiseurs d’opinion du grand public, la tâche est parfois ingrate. C’est pourtant une tâche qu’aucun virus Ebola, aucun Boko Haram, aucune élection irrégulière ou autre chute des cours des produits de base ne devrait nous décourager d’accomplir. Ça a pris beaucoup de temps pour les africains de regagner le sens de l’urgence à propos de la construction d’un avenir commun] Ce n’est pas nouveau. Et cela requiert une capacité d’agir renouvelée, comme l’ont bien exprimé les manifestations organisées pour marquer le cinquantième anniversaire de l’institution mère de l’Afrique, l’Union africaine.

Beaucoup ne nous voient pas encore venir parce que leurs rétroviseurs sont cachés. De notre côté, nous, Africains, ne pouvons aller de l’avant, ou dépasser ce minibus métaphorique que j’évoquais tout à l’heure, que si nous faisons en sorte que les autres voient et comprennent ce que nous allons faire, ce que nous considérons comme notre devoir.

Je suis convaincu que la construction de l’avenir de l’Afrique bénéficiera forcément de l’action des Africains eux-mêmes. En soi, cela ne signifie pas nécessairement que cette construction sera pilotée par les Africains. Ce qui importe, c’est en réalité la nuance entre « faire partie » et « être le moteur » de la transformation de sa propre réalité. Après tant de souffrances et d’occasions manquées, l’heure est venue pour l’Afrique de se réapproprier son avenir.

Je vois au moins trois impératifs qui justifient un appel à l’action: l’impératif historique, l’impératif du développement et l’impératif moral.

Le pessimisme ou le scepticisme contemporain quant aux perspectives de l’Afrique plonge ses racines très profondément dans l’histoire. Rappelons que pendant la Renaissance en Europe, bien des auteurs et penseurs ont contribué à conforter plusieurs bulles papales qui autorisaient les rois explorateurs à se tailler des colonies. On peut ainsi remonter jusqu’aux portraits humiliants de Noirs, faits par des peintres de renom comme Pigafetta, Rubens, Velázquez ou Rigaud ; la manière dont la région est représentée sur les cartes, toujours utilisées de nos jours, obtenues selon la projection de Mercator ; ou encore la théorie philosophique selon laquelle l’Égypte était détachée du reste du continent. Le philosophe allemand Hegel a bien rendu l’essence du message lorsqu’il a proclamé que les Africains n’avaient pas d’histoire avant l’arrivée des Européens.

Un tel mépris a eu pour sombres conséquences, entre autres, le développement de l’esclavage, autre déni historique, la définition fragmentée des identités en fonction de classifications ethniques et de critères physiques d’anthropologie considérant la diversité comme un défi entomologique.

La suite est connue. La réaction, aussi, est célébrée à juste titre. Les Africains ont fait preuve, au cours des 50 dernières années, d’une capacité d’action qui a délivré le continent des chaînes de l’exploitation brutale et de la discrimination. Si, en 2013, il y a eu un temps de réflexion, c’est parce que trop de festivités donnent le tournis. Si nous enregistrons de la croissance et réduisons les conflits, si nous multiplions les processus démocratiques, accroissons la participation des femmes et reprenons le contrôle de nos propres ressources, c’est que tout va bien pour nous, n’est-ce pas ?

Non, tout ne va pas bien, et la preuve en est que l’opinion pessimiste et sceptique domine, hors d’Afrique et même, à beaucoup d’égards, en Afrique même. C’est donc pour nous un impératif historique de changer non seulement notre réalité, mais aussi la manière dont elle est perçue !

Un principe admis veut que l’appropriation soit primordiale à la réussite de toute entreprise de l’Homo sapiens. L’appropriation est essentielle pour surmonter les difficultés relatives à la capacité d’agir dans les stratégies, programmes ou projets devant être mis en œuvre.

Si l’Afrique ne s’approprie pas son programme de développement, d’autres le feront ou, pire encore, l’avenir du continent sera soumis aux caprices du hasard. L’Afrique doit éviter les pièges et les dangers inhérents à l’adoption de paradigmes systématiques. Elle ne peut continuer à être la proie de motifs divers et parfois inavoués de certains acteurs sur la scène internationale.

Pour que l’Afrique puisse déterminer son propre avenir, les idées étayant son développement politique, économique et social doivent venir du continent lui-même et de la diaspora africaine. Il s’agit bien sûr d’un point litigieux dans la mesure où la production et l’utilisation des connaissances ne devraient pas être limitées par des contraintes géographiques ou même psychologiques. Après tout, la notion de propriété des idées ne veut rien dire. Ce qui importe, en fait, c’est une propriété d’un autre genre puisque tout apprentissage, toute idée et tout savoir sont les bienvenus, d’où qu’ils viennent.

L’expérience tirée des programmes d’ajustement structurel en Afrique a montré les avantages des politiques découlant de l’indigénisation de la connaissance. De nombreux cadres méconnaissaient tout simplement la situation des économies africaines et leurs fondements institutionnels.

Mais plus inquiétant encore, c’est que, tandis que les pays africains étaient occupés à « fixer le juste prix », les pays en Asie de l’Est faisaient exactement le contraire et obtenaient des résultats époustouflants en termes de transformation économique. Ainsi, si les années 80 et 90 ont été qualifiées « décennies perdues » pour l’Afrique, les économies d’Asie de l’Est devenaient des puissances manufacturières créant de l’emploi et améliorant les conditions sociales de leurs populations. Elles sont aussi devenues des puissances exportatrices qui ont mis à grand profit la libéralisation unilatérale des échanges et de la désindustrialisation survenant dans le même temps en Afrique. Autrement dit, les pays qui ont connu un succès en termes de développement sont ceux qui ont décidé de leur propre avenir.

Si les Africains n’occupent pas l’espace politique laissé vacant dans le passé récent en raison des différentes crises qui ont ébranlé les piliers du système financier et facilité l’émergence de nouveaux moteurs de croissance dans les pays du Sud, ils n’auront peut-être pas une autre chance. Cela plaide en faveur d’un impératif de développement.

Il est également primordial que l’Afrique décide de son propre avenir compte tenu de la responsabilité de la génération actuelle envers les générations futures. Si les tendances actuelles se poursuivent, l’Afrique aura, selon les projections, la population la plus jeune du monde dans les 50 prochaines années. Compte tenu des possibilités qui se présentent actuellement de réaliser une croissance supérieure à la moyenne, il serait assurément malvenu de léguer un continent à la traîne aux générations futures. C’est encore plus inadmissible si l’on considère que nous consommons la richesse minérale et les ressources naturelles du continent et de ses océans, et ce à un rythme très élevé. Alors que le reste du monde se prépare à s’adapter aux mégatendances engendrées par les changements démographiques, technologiques et environnementaux, il est impératif que notre génération mette l’Afrique sur la voie d’un développement soutenu et durable.

L’appropriation et la responsabilisation intertemporelle ne suffisent pourtant pas pour permettre à l’Afrique de déterminer son propre avenir. Il lui faut aussi une vision. Pour le démontrer facilement, prenons l’exemple de la sphère privée, où les deuxièmes générations héritent d’entreprises familiales et les mettent en faillite parce qu’elles n’ont pas la vision et l’esprit d’entreprise des fondateurs.

Je tiens à dire très clairement qu’à ce stade, l’Afrique n’a pas manqué de visionnaires. Ce continent a aussi eu son lot de Plans qui, à bien des égards, étaient des tentatives de synthétiser une vision pour son avenir, tels que le  Plan d’action de Lagos, le Traité d’Abuja et le Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD). La difficulté, cependant, tenait au fait que ces visions n’étaient pas accompagnées de Plans à l’échelle du continent, mais étaient plutôt mises en œuvre au niveau national.

De même, comme son nom l’indique, un document comme le Plan d’action de Lagos n’était pas destiné à être un document de vision. Ainsi, même s’il contenait des termes très encourageants au sujet de l’autonomie, il n’a pas été étayé par une vision globale. Plus important encore est le fait qu’il n’a pas pu être mis à exécution à cause de forces externes concurrentes, et peut-être plus puissantes, qui ont imposé une voie de développement différente à l’Afrique. Cette vision du monde considérait l’État africain – et son principal outil, la planification – comme étant à l’origine même des problèmes économiques auxquels il était confronté. La solution consistait donc à réduire le rôle de l’État, à abandonner la planification et à fixer des prix justes !

Est-ce différent cette fois-ci ?

Après la financier débâcle de 2008-2009, il était devenu évident que la réponse à la crise économique, et de fait au développement, devait être plus nuancée et diversifiée. Les projets à vocation universelle n’étaient plus d’actualité. Ce que les Keynésiens et leurs adeptes en Asie de l’Est savaient depuis toujours à propos du rôle positif et synergique des États et des marchés, est soudainement devenu évident pour tout le monde. Pour sa part, l’Afrique a résisté à la crise mondiale mieux que la plupart des autres régions, et ce continent, autrefois qualifié de « continent sans espoir », s’affirme désormais comme une « Afrique en essor ».

C’est dans ce contexte que l’Union africaine a célébré, en 2013, son cinquantième anniversaire. Les dirigeants africains ont estimé qu’il était important de faire fond sur les progrès actuels, tout en tirant les leçons du passé. Ils ont en conséquence adopté l’Agenda 2063 comme vision à long terme pour le développement du continent.

Fruit de larges consultations avec tous les secteurs de la société et les principaux acteurs concernés, l’Agenda 2063 constitue sans doute un progrès par rapport aux initiatives passées. Toutefois, si étendues soient-elles, des consultations ne peuvent à elles seules assurer des plans ou une mise en œuvre de qualité. C’est important à souligner car rien, pour l’instant, ne justifie un excès d’enthousiasme. De fait, la croissance moyenne de 5% qu’affiche le continent depuis le début du siècle, ne s’est pas encore traduite par la création d’emplois décents et l’élimination d’importantes poches de pauvreté ou des inégalités qui se généralisent.

La perception négative dont pâtit l’Afrique reprendra de nouveau le dessus sur les bonnes intentions si nous ne construisons pas une réalité conforme aux aspirations du continent, en particulier aux aspirations de ses jeunes et de ses femmes, trop souvent laissés pour compte. C’est là l’impératif moral.

Ce que je trouve de plus important dans l’Agenda 2063, c’est cet engagement résolu en faveur de la transformation structurelle du continent; en d’autres termes, la conviction que l’Afrique doit s’industrialiser pour assurer une croissance soutenue, créer des emplois et tirer un maximum de valeur de ses ressources naturelles. Cela exige des cadres macroéconomiques crédibles, le développement des infrastructures et un financement adéquat. En définissant des cadres macroéconomiques pour étayer la transformation structurelle, nous devons garder à l’esprit que l’austérité ne présente, au mieux, que des avantages à court terme et qu’elle peut parfois saper les fondements mêmes de la transformation structurelle.

Tout dans notre environnement physique prouve indéniablement l’importance de l’infrastructure pour la transformation structurelle. Cette importance ressort aussi de la multitude d’initiatives lancées pour attirer des investissements dans des projets d’infrastructures, en particulier dans les domaines de la production d’électricité et des transports ferroviaire, routier et aérien. Pour être viables et, donc, favorables à la transformation structurelle, ces projets doivent avoir une dimension transnationale et régionale. Deux difficultés sont à surmonter à cet égard. La première concerne la mise en place d’une politique harmonisée et d’un cadre réglementaire propices à de tels investissements. La seconde consiste à assurer le financement de l’ensemble de ces projets tout en mobilisant des ressources à investir dans l’agriculture, l’industrie et les services sociaux. Des sources de financement innovantes basées particulièrement  sur le potentiel de ressources nationales sont aujourd’hui à l’ordre du jour.

Le message sur la vitre arrière du minibus d’ont je parlais s’adresse aux autres conducteurs. Dans notre cas, ce sont nos dirigeants qui tiennent le volant. S’ils ne voient pas les rétroviseurs du minibus, cela signifie qu’eux non plus ne sont pas vus et qu’ils peuvent avoir un accident ou manquer un dépassement. Ils peuvent également continuer de rouler lentement derrière la voiture qui les précède. Ils peuvent s’endormir. Ils peuvent aussi tout simplement accepter leur malchance et modifier leurs plans, quitte à arriver à destination en retard. Mais ils peuvent aussi se faire voir et, plus important encore, faire sentir leur présence. Dans ce dernier cas, cela signifie qu’ils ont compris le devoir impératif pour l’Afrique de déterminer elle même son avenir!

[1] Basé sur mes allocutions au conseil exécutif de l’UA et de l’Assemblée générale de la CODESRIA. Juin 2015