Les conflits naissent de l’inégalité et de l’exclusion

LES CONFLITS NAISSENT DES INGÉALITÉS ET DE L’EXCLUSION[1]

Pendant un temps, notre enthousiasme face aux bons résultats économiques du continent a eu un effet contagieux à l’origine d’une certaine paresse chez nombre d’entre nous. C’était comme si la voie vers un nouveau statut du continent était toute tracée, même si nous étions quand même tous occupés par l’adoption de nombreux cadres et stratégies, centrés sur la nécessité d’une réelle transformation structurelle. Malheureusement, il est temps de revenir à la réalité. La résurgence de conflits, associée à la chute de la demande et des cours des produits de base, dont le pétrole, la forte volatilité des devises, la hausse des taux d’intérêt et l’essoufflement de locomotives économiques clefs, ainsi que le retour dévastateur du phénomène détesté d’El Niño, domine une fois de plus le discours sur l’Afrique. Tâchons de mettre les choses au point.

Les paramètres fondamentaux de nos perspectives économiques sont bien là et ils n’ont pas changé. Nous continuons d’enregistrer les taux les plus élevés de croissance dans un contexte de récession mondiale. Nos réserves internationales ont certes connu une baisse, mais cela doit être mis en regard d’autres éléments: les niveaux de dette sont toujours bas à l’échelle internationale, les déficits publics restent sous contrôle, et les investissements en provenance de plusieurs sources – certes, pas de toutes. Des sommets tenus récemment avec l’Inde et la Chine, nos deux équivalents démographiques, ont apporté la preuve de la confiance dans notre avenir. La majorité des projets d’infrastructure n’a pas été touchée, qu’il s’agisse du nouveau canal de Suez, du plus gros barrage du monde en Éthiopie ou de fermes solaires d’envergure mondiale dans trois pays. En ce qui concerne l’économie, les nouvelles sont en réalité meilleures que celles que le plus grand nombre ne pourrait espérer. Où sont alors ces facteurs clefs qui ont fait retomber le discours dominant dans le passé ?

Il s’agit clairement d’une combinaison de deux facteurs: la perception d’une certaine fragilité et l’absence d’une transformation structurelle plus poussée, entendue comme la nécessité de parvenir à la fois à une productivité agricole supérieure, l’ajout de valeur aux ressources naturelles, la modernisation des services en lien avec l’explosion urbaine et le boom démographique des jeunes, sous l’effet moteur d’une industrialisation vigoureuse. C’est là tout l’objet de l’Agenda 2063.

Des changements réels doivent être observes pour que l’Afrique jouisse d’un tout autre récit. C’est une occasion pour examiner une partie du discours sur le continent qui fait moins l’objet d’analyses stratégiques par les Africains eux-mêmes: les causes des conflits.

Entre les premières heures de la journée du 11 avril et la fin d’après-midi du 14 mai 1994, 50 000 Rwandais ont été tués à la machette par leurs voisins sur les collines de Nyamata. Soit une fraction seulement de ce qui est aujourd’hui considéré comme le plus grand génocide depuis la Seconde Guerre mondiale. Un génocide qui a coûté la vie à des centaines de milliers de Rwandais. Cette effroyable réalité nous oblige à comprendre comment cela a été possible. L’un de ceux qui ont pris part à ces tueries effroyables a raconté : « La règle numéro un était de tuer. La règle numéro deux… il n’en existait pas[2]».

Comment reconnaître ces terroristes qu’on appelle Al Shabbab, Boko Haram ou autres groupes qui commettent des carnages en République centrafricaine ou au Soudan du Sud et discerne-t-on un même code de conduite? Tuer sans remords? Y parvenir comme si c’est un métier qui vaut mieux que cultiver ou survivre à la périphérie, et s’offrir ensuite un bon verre et rire de la panique provoquée et de l’attention des médias. Comment cela peut-il se produire? Comment cela peut-il continuer à se produire?

D’énormes écarts dans la répartition et l’exercice du pouvoir politique et économique engendrent des conflits violents, en l’absence de mécanisme politique visant à s’attaquer aux inégalités, ou en raison de l’échec de tels mécanismes. Les inégalités entre groupes, plutôt qu’entre individus, sont sans doute la première cause de conflits en Afrique. Elles se manifestent sur trois niveaux, qui se renforcent mutuellement: économique, social et politique. Des groupes relativement défavorisés cherchent réparation, ou sont persuadés par leurs dirigeants de le faire. Les groupes privilégiés peuvent aussi être encouragés à se battre pour préserver leurs privilèges. Les inégalités horizontales, lorsqu’elles sont marquées, systématiques et qu’elles augmentent avec le temps, sont les plus susceptibles de mener à des conflits. L’exclusion, qui est la forme extrême de l’inégalité, constitue l’un des principaux facteurs à l’origine des conflits. L’exclusion des jeunes mérite une attention particulière. L’existence de jeunes non instruits et au chômage est une caractéristique commune aux pays qui ont connu des conflits. Cette fraction de la population marginalisée et exclue figure au premier plan pendant le conflit, dans les rangs des combattants, et est moins visible en temps de paix.

Très souvent, les régions les plus riches en minéraux, en pétrole et en gaz et qui contribuent le plus au revenu national sont les plus pauvres du point de vue du développement social et du bien-être général. L’effondrement des institutions de l’État, qui se traduit par son inefficacité et son incapacité de fournir des services de base ou de garantir la sécurité, s’est avéré un facteur déclenchant important des conflits. La stabilité sociale est fondée sur un contrat social hypothétique entre les citoyens et l’État. Les gens acceptent l’autorité de l’État aussi longtemps que celui-ci fournit des services et procure des conditions économiques raisonnables. Avec la stagnation économique, le déclin ou la dégradation des services étatiques, le contrat social s’effondre et des violences sont susceptibles de se produire. La destruction des infrastructures achève de saper l’autorité de l’État. L’effondrement des institutions et des infrastructures matérielles, conjugué à l’utilisation de la violence ethnique, créé des conditions dans lesquelles la violence s’auto-entretient. Des éléments semblent indiquer que l’incidence du conflit est plus élevée dans les pays qui affichent des bas niveaux de revenu par habitant et d’espérance de vie et présentent de piètres opportunités économiques.

Sur les 54 États que compte l’Afrique, seuls huit n’ont pas connu de conflit armé ou violent depuis leur indépendance.

La guerre procure des avantages à certains et engendre des coûts qui peuvent motiver les gens à se battre. Les jeunes sans instruction, en particulier, peuvent obtenir un emploi comme soldat. La guerre offre également des occasions pour piller, tirer un profit des pénuries et de l’aide, du commerce des armes, et pour se livrer à la production et au commerce illicites du pétrole, ainsi qu’au trafic de stupéfiants, de diamants, de bois et d’autres matières premières. Lorsque les solutions de rechange sont peu nombreuses, du fait de la faiblesse des revenus et de la précarité des emplois, et que les possibilités d’enrichissement par la guerre sont considérables, l’incidence d’une guerre est susceptible d’être plus importante et sa durée plus longue. Cette « hypothèse de la cupidité » trouve son fondement dans la théorie des choix rationnels en matière d’économie. Très souvent, les dirigeants politiques s’emploient à délibérément « revisiter l’Histoire » afin de faire renaître ou de renforcer les identités culturelles dans la conquête du pouvoir et de la prise de contrôle des ressources, et justifient le recours à la violence par l’intérêt économique.

La pression sur l’environnement peut être un sérieux catalyseur de la violence, surtout lorsque les gens cherchent des solutions à des situations désespérées, lorsque les richesses en ressources constituent pour des groupes particuliers de fortes motivations pour vouloir en prendre le contrôle. Cette situation est exacerbée par des transactions commerciales et financières illicites qui privent le continent de plus de cinquante à soixante milliards de dollars par an.

Les résultats montrent que la performance économique des zones de conflit est en moyenne de 10 % inférieure à celle des zones sans conflit dans la plupart des catégories de performance du PIB. Une étude estime à 284 milliards de dollars (au taux de change constant de 2000) les pertes subies par 23 pays africains entre 1990 et 2005. Ce chiffre représentait alors une perte annuelle moyenne de 15 % de leur PIB. L’analyse régressive révèle une perte de croissance du PIB d’environ 2,2 % due aux conflits. En raison de l’interdépendance des économies africaines, les coûts de la guerre au sein d’une sous-région se traduisent généralement par des coûts économiques pour les pays voisins. Ces coûts comprennent les pertes de production consécutives aux pertes d’occasions à saisir résultant des migrations, les pertes commerciales, l’augmentation des coûts de sécurité et de maintien de l’ordre, ainsi que les coûts de l’aide apportée aux réfugiés.

Au Niger, la croissance du PIB réel s’est ralentie, s’établissant à 3,6 % en 2013, après une hausse de 11,1 % en 2012. Au Mali, la série d’événements causés par le déclenchement du conflit et la dégradation de la sécurité en 2012 ont conduit à une baisse d’au moins 30 % des ressources et dépenses publiques. En République démocratique du Congo, les investissements intérieurs en pourcentage du PIB ont fortement chuté, ramené de 31,6 % en 1997 à 17,7 % en 1998, et ont atteint leur niveau le plus bas, 2 %, en 2000. La production de pétrole en Libye est passée à moins de 400 000 barils par jour, contre environ 1,7 million de barils par jour avant le conflit armé. En conséquence, le PIB s’est contracté d’environ 24 % en 2014. Les comptes publics devraient afficher un déficit d’environ 80 % du PIB en 2015, celui du compte courant dépassant 60 % du PIB.

Le message est sans équivoque. La priorité pour l’Afrique consiste à s’attaquer de toute urgence aux causes des conflits, sinon tout le monde paiera le prix lié à la perception de la fragilité. Il est vrai que les pays d’Europe, d’Asie ou d’Amérique n’ont été stabilisés qu’après de longues guerres provoquées par les mêmes ingrédients de l’exclusion. Ces pays ont évolué, parvenant par la suite à mettre en place des institutions plus solides, des marchés réglementés et à créer une situation plus stable en termes de sécurité. Mais il est aussi vrai qu’à cette époque, il n’y avait pas de couverture universelle en matière de téléphonie ou de médias mondiaux. Un continent connaissant plus de conflits et de personnes touchées que l’Afrique actuellement continue d’être caractérisé par le progrès et le changement: je parle de l’Asie. Si l’Afrique veut en faire de même, il lui faudra plus d’audace, un cadre de sécurité commun, et elle devra honnêtement accepter de relever les défis que sont l’exclusion et la gestion de la diversité. C’est en effet la seule façon de lutter contre les perceptions fortement ancrées.

La règle n°1 – de tuer – sans qu’il y ait une règle n°2 reste une cause de mobilisation encore beaucoup trop importante sur le continent. L’Afrique a besoin de se concentrer sur le « pourquoi » et ne pas laisser cette mentalité de virus annihiler les réalisations des quinze dernières années.

Pour comprendre le phénomène, nous pouvons nous inspirer de l’évolution d’un virus. Un virus est essentiellement un micro-agent infectieux qui se reproduit uniquement à l’intérieur des cellules vivantes d’autres organismes. Les virus peuvent infecter toutes les formes de vie. Lorsqu’ils ne sont pas à l’intérieur d’une cellule infectée ou en train d’infecter une cellule, les virus existent sous forme de particules indépendantes. Ils se propagent de plusieurs façons différentes, mais ont un mode opératoire. On sait qu’un virus peut venir de très loin.

La bonne nouvelle est que les infections virales chez les êtres humains provoquent une réponse immunitaire qui élimine généralement le virus à l’origine de l’infection. Les réponses immunitaires peuvent également être induites par des vaccins qui confèrent une immunité acquise artificiellement contre une infection virale donnée.

Soit l’Afrique a déjà une forte immunité pour lutter contre les effets viraux de ces groupes terroristes, de par la force de ses institutions et de ses capacités, soit elle doit développer de toute urgence un vaccin pour se prémunir des dégâts causés par ces groupes. Un tel vaccin pourrait s’appeler « antidote à l’exclusion ».

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[1] Se referrer à mon discours prononcé lors de la 26ème session du Conseil exécutif de l’Union africaine du 25 janvier 2016, à Addis-Abeba

[2] Voir Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Seuil, 2003.

Publié pour la première fois par UNECA